Le paysage alpin est parsemé de forts guerriers. Construits autour de 1875, et n’ayant jamais servi militairement, ils ont perdu leurs attributions. Certains sont devenus des sites touristiques, d’autres abritent des entreprises ou sont à l’abandon. Une histoire vieille de 141 ans.
Le visiteur arrivant de nuit à Grenoble, levant la tête en direction du Nord-Est, pourra se questionner face au mirage. Que peuvent bien signifier ces petites lumières orangées qui scintillent, loin au-dessus du sol ? Des Ovnis ? Des abricots ? Rien de tout cela, sinon l’éclairage du fort Saint-Eynard, un édifice entre ciel et terre, perché à 1 330 m d’altitude. Le bastion doit être imaginé à l’époque : il a coûté la bagatelle de 1,1 million de francs-or, rassemble 470 soldats, une vingtaine de canons et 70 tonnes de poudre.
La question qui découle naturellement est : mais pourquoi donc l’Homme a-t-il ressenti le besoin de grimper si haut pour disposer d’énormes pièces d’artillerie ? Rembobinons en 1871. La France, constituée en Empire et dirigée par Napoléon III, vient de prendre une belle branlée. L’armée adverse du Reich s’est mis dans la poche la Moselle, le Haut et le Bas-Rhin.
La France n’en sort pas la tête haute et dans tous les esprits, allemands comme français, la guerre va de nouveau faire déferler son feu destructeur. À cette période, le Général Raymond Adolphe Séré de Rivières débarque. Le bonhomme est connu comme une pointure en fortifications et en contre-insurrections. Une fois secrétaire du Comité de défense, il a carte blanche pour mettre en place un système de villes fortes étendu de Dunkerque à Nice afin de préserver la jeune IIIe République.
Séré de Rivières supervisera la rénovation des vieilles citadelles de montagne et la construction de 166 forts et de 300 ouvrages annexes. Un tel projet va chercher dans les 400 millions de francs de l’époque. On s’approche des 129 000 kilos d’or. À 37 000 euros le kilo aujourd’hui, faites le calcul…
Le général déploie tout le savoir-faire français, en s’inspirant de son illustre prédécesseur, le Marquis de Vauban, pape de la poliorcétique — l’art d’organiser l’attaque ou la défense lors du siège d’une ville. Séré de Rivières, à la barbiche toute languedocienne, imagine ainsi l’amélioration des protections de Briançon (voir encadré), et crée tout un tas de fort dans les grandes cités du coin. Rien qu’autour de Grenoble, on en compte six, appuyés par une vingtaine de batteries d’artillerie. Notre général a imprimé sa marque dans les Alpes.
Les constructions partagent de nombreux points communs. Séré veut des ouvrages polygonaux, composés de pierres de taille ou de moellons. Tout autour de l’édifice, on retrouve une large tranchée, alors protégé par des casemates, où les soldats embusqués peuvent défendre le bastion. De plus, l’accès au fort passe par un pont-levis. Enfin, la plupart de ces forts sont couverts d’une couche de terre, afin de dissiper la puissance des obus.
Des forts perchés et surarmés
Le fort Saint-Eynard, lui, est situé au sommet du mont éponyme. Il est créé ex nihilo sur la crête des falaises de la Chartreuse, où la construction se dresse, imprenable. Son objectif : surveiller le col de Porte et défendre la vallée du Grésivaudan. Ce dernier est à l’époque complémentaire du fort du Bourcet, un édifice installé en contrebas, à Corenc. En tout cas, il se trouve en lien étroit avec celui du Mûrier, 10 km plus au Sud.
En effet, lorsqu’on se retrouve face à la construction de Gières, on peut parler de château fort moderne. La porte majestueuse, surmontée d’un faux crénelage et de douves de 9 mètres confirme la première impression. Le plan du fort se rapproche d'un quadrilatère avec deux ailes en V symétriques. C’est un exemple clinquant du savoir-faire de Séré de Rivières. Ainsi, le fort du Mûrier et celui de Saint-Eynard croisent leurs feux, comprendre : leur portée de tir les protège l’un l’autre.
À proximité, la fortification des Quatres-Seigneurs à Herbeys ne resplendit plus autant que ses voisins. La nature, résiliente, a recouvert la guerre et ses vestiges en grimpant et en faisant s’écrouler certains murs de la bâtisse, constituée de matériaux bon marché. Pourtant, les Quatre-Seigneurs ont eu une seconde vie.
Après la IIe Guerre Mondiale, le CEA se l’approprie. Imaginez une construction abandonnée, perdue dans les bois, remplie d’ingénieurs nucléaires absorbés par un objectif ultime : développer une puissante et superbe bombe à hydrogène.
Un scénario qui pourrait coller avec un film de série B. Ne manque plus que les zombies. Aujourd’hui, le fortin est interdit d’accès, notamment parce que le CEA est toujours en train de faire de la dépollution pyrotechnique. Enfin, le bastion de Montavie (à Brié-et-Angonnes), s’est paré lui aussi d’un rideau d’herbes folles et de graffs.
Ces deux destinations, idéales pour des visites en urbex (donc un peu illégale), vous donneront l’occasion d’éprouver votre résistance aux mines nucléaires certainement enfouies tout autour du premier fort (on rigole à peine). Reste alors le fort de Comboire (voir article), qui lui, sert à couvrir le sud de la ville.
Une renaissance culturelle
Justement, de nos jours, à quoi servent ces forts défensifs ? L’armée les démilitarise dès la fin de la 1ère Guerre Mondiale. Pour les chanceux, un recyclage est proposé. Le fort de Comboire est lui en pleine réhabilitation.
Des aficionados mènent depuis 2013 un nettoyage minutieux de la zone, ainsi qu’une rénovation aux petits oignons. Exit les poubelles sauvages et les squats, le fort reprend une fonction patrimoniale. «
On commence à remettre les lieux en ordres et proposer des locaux pour des assos », explique M. Claude Varanfrain, présent depuis le début des opérations.
Des visites guidées sont organisées et l’an dernier, une compagnie de scouts a passé une semaine autour des lieux, enfin une chasse au trésor s’y est déroulé pour Halloween. Les amis du fort de Comboire ont pris relève de la ville de Claix, qui se débarrasse ainsi de cet encombrant héritage.
D’autres, comme la construction du Saint-Eynard, ont été racheté depuis belle lurette. Dès 1991, Technistorique, une entreprise du groupe l’Entretien Immobilier, s’est attelé à la tâche. Financés par du mécénat, les rénovateurs se sont durant des années tenus au chevet de l’édifice. Aujourd’hui, les affres de la guerre se sont éloignées, et le bastion devenu restaurant d’altitude, brille d’un œil apaisé sur la ville.
Comme le monde entrepreneurial, l’art aime à loger dans d’anciens symboles de la puissance militaire, comme au fort du Mûrier.
Depuis 1992 — et son inscription au titre des monuments historiques —, la petite citadelle accueille dans une quinzaine de casemates des créateurs hétéroclites (sculpteurs, peintres…) ainsi qu’une exposition permanente.
Les forts, pour ceux qui subsistent, deviennent alors des lieux associatifs et artistiques, loin de leur vocation première. Mais si l’on se penche sur la fin du XIXe siècle, il devient évident que le Général Séré de Rivières, maladroitement, prépare la manche suivant la guerre de 1870.
En se focalisant sur la construction des forts, il en a oublié que ces derniers pouvaient être contournés facilement. C’est ce que les Allemands firent lors de la revanche tant attendue par la France : la 1ère Guerre Mondiale, la Grande Guerre, la Der des der…
Crédits photo : Alban PernetInfos pratiques
Fortifications Séré de Rivières
Fort de Saint-Eynard
Forts de l’Esseillon
Fort de Tamié
Fort de Comboire
Fort de Briançon
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